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Ahmed Laouedj, sénateur français et vice-président de la Commission des affaires européennes au Sénat, estime que la situation actuelle entre l’Algérie et la France est inquiétante et a des répercussions négatives sur la communauté algérienne en France.
Dans cet entretien accordé à El Khabar, le sénateur d'origine algérienne, répond aux différentes questions sensibles qui marquent les relations entre les deux pays, notamment l’accord de 1968, les questions mémorielles et l’instrumentalisation des sujets liés à l’Algérie par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau pour influencer l’opinion publique française.
Affilié au courant de la gauche, Laouedj défend une approche fondée sur le dialogue et affirme avoir proposé au président Emmanuel Macron la création d’une commission parlementaire pour se rendre en Algérie et discuter d’un apaisement des tensions entre les deux pays.
La crise entre l’Algérie et la France a pris un nouveau tournant avec les récents développements. Sommes-nous au bord de la rupture ?
On ne peut nier que les tensions récentes ont un impact préoccupant sur nos deux pays. Il est regrettable qu’un pays de l’envergure de la France, avec une longue tradition diplomatique, se retrouve contraint de traiter des sujets relevant du quotidien diplomatique en leur accordant une importance stratégique équivalente à des questions d’État.
C’est pourquoi je considère qu’il est essentiel de renforcer la résolution des différends dans une démarche bilatérale, fondée sur une approche constructive et un respect mutuel envers l’Algérie. L’objectif est d’éviter toute rupture et de préserver la stabilité ainsi que l’harmonie dans les relations franco-algériennes.
Bruno Retailleau agit en toute liberté sur les questions liées à l’Algérie alors qu’il n’est "que" ministre de l’Intérieur ? Ne devrait-on pas interroger le Premier ministre à ce sujet ?
La politique étrangère relève exclusivement des prérogatives du président de la République, en tant que garant des affaires internationales de la France, conformément à la Constitution de la Cinquième République. Quant aux relations internationales, elles doivent être gérées par le ministère des Affaires étrangères et mises en œuvre par notre corps diplomatique.
Il est essentiel que chaque acteur institutionnel respecte scrupuleusement les limites de ses compétences afin d’assurer une gestion cohérente et efficace des affaires publiques, tout en répondant aux attentes des citoyens. Toute confusion dans la répartition des rôles risque non seulement de provoquer une instabilité nuisible à la cohésion gouvernementale et à la crédibilité de la France sur la scène internationale, mais aussi de menacer la coexistence pacifique, qui est un principe fondamental de notre République.
Le Premier ministre s’est exprimé sur ce sujet, et je l’ai personnellement interpellé à propos du dossier algérien. Il revient désormais à la diplomatie de prendre en charge cette question, conformément aux responsabilités du président de la République en matière de politique étrangère.
L’accord de 1968 suscite un large débat en France. Pensez-vous qu’il faille l’abroger ou le modifier ? Que répondez-vous à ceux qui le considèrent comme une "coquille vide" exploitée à des fins politiques ?
Bien que l’accord franco-algérien de 1968 ait marqué un tournant décisif dans les relations entre la France et l’Algérie, il semble aujourd’hui en décalage avec les réalités et les conditions actuelles. Par le passé, cet accord a facilité la circulation des Algériens vers la France. Cependant, avec l’évolution des politiques migratoires et des normes européennes, l’application de certaines dispositions, notamment celles relatives aux visas et aux titres de séjour, est devenue plus complexe pour les Algériens, au même titre que pour d’autres nationalités.
Quant à la question de son abrogation ou de sa révision, elle exige une approche pragmatique. Cet accord demeure un symbole fort des relations historiques entre les deux pays. Plutôt qu’une suppression pure et simple, il me semble plus pertinent d’envisager une modification concertée, afin de préserver un équilibre dans la relation bilatérale. Cette adaptation doit prendre en compte les défis actuels en matière de migration et de diplomatie, tout en respectant les valeurs historiques et symboliques de l’accord.
S’agissant de ceux qui le qualifient de "coquille vide", il est vrai que certaines dispositions, notamment celles liées à la mobilité, ont perdu en efficacité. Néanmoins, cet accord reste un élément clé des relations franco-algériennes et mérite une révision plutôt qu’une suppression.
Le discours hostile à l’Algérie semble s’être libéré au sein du Parlement français, y compris au Sénat. Partagez-vous ce constat ?
Les discours au sein du Parlement français tendent à véhiculer une image négative de l’Algérie et de sa communauté établie en France. Il est essentiel de rappeler que la France et l’Algérie partagent une histoire commune, marquée à la fois par des défis et des réconciliations, et qui mérite d’être abordée avec dignité et responsabilité, loin des postures polémiques qui nuisent autant à la France qu’à l’Algérie.
Par ailleurs, par respect pour nos concitoyens d’origine algérienne, qui constituent une communauté nombreuse et parfaitement intégrée dans notre société, il est impératif de favoriser des échanges constructifs et empreints de respect mutuel.
Conscient de l’importance du dialogue, j’ai proposé au président de la République la création d’une mission parlementaire qui nous permettrait de nous rendre en Algérie et d’échanger directement avec nos homologues. L’objectif est de renforcer la coopération entre nos institutions, de dissiper les malentendus et d’encourager une relation apaisée et durable.
Comme je l’ai déjà mentionné, plutôt que de céder à des discours polarisants, nous devons privilégier un débat serein, éclairé et respectueux, fondé sur les liens humains et historiques qui unissent nos deux nations.
Cette crise a-t-elle des répercussions sur la communauté algérienne en France ? Ressentez-vous une forme de crainte face à ce ciblage ?
Le maintien de la cohésion sociale est d’une importance capitale, et il me semble essentiel de préserver un climat serein. En effet, les tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie ont des répercussions significatives sur la communauté algérienne en France, qui joue un rôle central dans notre société. Dans un contexte de tensions politiques, certains membres de cette communauté peuvent légitimement se sentir ciblés ou inquiets face à des discours négatifs et stériles. Il est donc primordial de veiller à ce que ces tensions ne compromettent ni leur intégration pleine et entière ni leur place légitime au sein de notre société. Par ailleurs, il est important de rappeler que la diversité est une richesse et une force pour la nation française.
Quel est votre commentaire sur la censure du documentaire révélant l’usage massif d’armes chimiques par l’armée française durant la guerre d’Algérie ?
La liberté d’expression et le droit à l’information sont des principes fondamentaux de notre démocratie. La décision d’annuler la diffusion du documentaire Algérie, les sections spéciales d’armes sur France Télévisions a suscité des réactions légitimes et soulève de nombreuses interrogations. Dans un contexte déjà marqué par des tensions entre la France et l’Algérie, cette censure interroge sur la transparence et le devoir de mémoire. Je pense qu’il serait opportun de diffuser ce documentaire afin de permettre un débat constructif et éclairé sur un pan essentiel de notre histoire commune.
Soutenez-vous la diffusion de ce documentaire au Parlement afin d’assumer vos responsabilités en connaissance de cause ?
Je soutiens toutes les initiatives visant à favoriser un débat ouvert et apaisé sur ces questions, afin que nos deux pays puissent avancer ensemble dans une mémoire partagée et respectueuse. Un tel échange serait nécessaire pour apaiser les tensions, dissiper les malentendus et renforcer les liens entre la France et l’Algérie dans un esprit de réconciliation et de progrès.
Les déclarations de Jean-Michel Aphatie, comparant les crimes commis en Algérie au nazisme, ont suscité une vive polémique. Vous solidarisez-vous avec lui face aux attaques qu’il subit ?
La liberté d’expression est l’un des principes fondamentaux de la France, et nul ne devrait pouvoir la remettre en question. Elle permet à chacun d’exprimer son opinion, même lorsque celle-ci suscite la controverse. Jean-Michel Aphatie, en tant que journaliste, a proposé une analyse historique qui mérite d’être discutée. Cependant, l’échange d’idées ne doit jamais se transformer en attaques personnelles ou en remise en cause de la liberté de la presse. L’histoire franco-algérienne, parce qu’elle est un sujet sensible, doit être abordée avec la rigueur et la sérénité qu’elle exige. Il appartient aux historiens d’enrichir cette réflexion, tandis que les médias doivent garantir un espace d’échange libre et respectueux.
Cette crise a débuté avec le soutien de la France au plan d’autonomie du Sahara occidental. Pourquoi, selon vous, la France a-t-elle choisi une position contraire au droit international ?
La position de la France sur le Sahara occidental est celle définie par le Président de la République, garant de notre politique étrangère. Il s’agit d’une question particulièrement sensible, et il ne m’appartient pas de commenter les intentions du chef de l’État. Toutefois, ce que je peux affirmer, c’est que la France entretient des relations historiques et stratégiques avec les pays de la région. Il est donc de notre devoir de favoriser le dialogue et la stabilité, tout en respectant le droit international et en encourageant un processus de négociation entre les parties concernées.
Le Parlement algérien prévoit d’adopter une loi criminalisant le colonialisme. Quel est votre avis sur cette initiative ?
En tant que sénateur de la République française, il ne m’appartient pas d’interférer dans les décisions prises par un Parlement souverain. Chaque pays est libre d’adopter ses propres lois en fonction de son histoire et de ses priorités. Cependant, il convient de rappeler que les relations entre la France et l’Algérie, marquées par un passé complexe et douloureux, sont aussi enrichies par des liens humains, culturels et économiques profonds. Il est donc essentiel de privilégier un dialogue respectueux et une véritable réconciliation afin de bâtir un avenir commun fondé sur la coopération et la compréhension mutuelle.
Comment envisagez-vous la fin de cette crise ?
Il est extrêmement regrettable que la crise actuelle entre la France et l’Algérie perdure et s’intensifie. Une situation aussi complexe exige une approche diplomatique réfléchie et équilibrée à la fois. Afin d’apaiser les tensions, il est essentiel que nos deux pays reprennent le dialogue et abordent les questions sensibles dans un respect mutuel absolu. La coopération économique, culturelle et sécuritaire, qui constitue toujours le socle de nos relations, doit être maintenue et même renforcée. Des initiatives bilatérales de haut niveau pourraient offrir un cadre propice à la réconciliation et à la mise en place de solutions communes aux défis contemporains.
Comme l’a justement souligné Gérard Araud (ancien diplomate français) : « Tôt ou tard, nous réaliserons que la politique menée à l’égard de l’Algérie nous mène dans une impasse et qu’il faudra faire appel aux diplomates pour réparer les dégâts », ces propos doivent être entendus comme un appel urgent à une réévaluation profonde de notre position.
Je suis fermement convaincu qu’il est impératif de dépasser les tensions actuelles et de privilégier un dialogue sincère et respectueux. Les relations franco-algériennes ne peuvent être réduites à des polémiques superficielles ou à des décisions unilatérales. Elles nécessitent une approche éclairée, équilibrée et apaisée, prenant en compte les réalités historiques et les défis communs. Par la diplomatie, la coopération et une compréhension mutuelle approfondie, nous pourrons surmonter cette impasse et construire un avenir à la hauteur des aspirations des deux peuples.