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Ghaleb Bencheikh, président de la Fondation de l'Islam en France, estime que les tensions dans les relations algéro-françaises sont largement liées à l'héritage du passé et à son exploitation actuelle par les courants de l'extrême droite. Dans une interview accordée au journal El Khabar, Bencheikh a souligné que la reconnaissance des crimes de l'époque coloniale constitue une étape essentielle pour établir des relations fondées sur le respect mutuel. Il a également affirmé que l'Algérie, forte de la dignité de son peuple, n'a pas besoin de réparations autant qu'elle a besoin de la justice pour son histoire.
Comment suivez-vous, en tant que penseur algérien et président de la Fondation de l'Islam en France, la grande crise actuelle entre l'Algérie et la France ?
La crise actuelle reflète les répercussions du passé, mais elle n'est pas dépourvue d'espoir pour l'avenir. Dans les relations entre les deux pays, il y a toujours des raisons d'être optimiste et de travailler à construire des relations positives basées sur des intérêts communs. Cependant, ces relations sont souvent marquées par des crises récurrentes, dont beaucoup résultent des assauts perpétrés par l'extrême droite en France. Comme on dit, les crises atteignent leur paroxysme avant de se résoudre, et nous espérons que cette crise a atteint ce point.
Vous dites que la crise actuelle est liée aux répercussions de la période coloniale. Comment peut-elle être traitée à la racine ?
Les relations algéro-françaises ont des spécificités qui les distinguent, certaines remontant à l'histoire ancienne, d'autres liées à des questions actuelles. Historiquement, ces relations ont traversé des étapes décisives :
Tout d'abord, l'invasion et la colonisation, marqués par une brutalité et un génocide contre le peuple algérien, ce qui équivaut à des crimes contre l'humanité.
Ensuite, la phase d'exploitation et de pillage des richesses de l'Algérie et des Algériens.
Enfin, la période de la guerre de libération, avec toutes ses tragédies et souffrances.
La reconnaissance des crimes qui ont caractérisé ces périodes est inévitable.
Dans le même contexte, que pensez-vous du discours du président Tebboune appelant à cette reconnaissance tout en affirmant que l’Algérie n’a pas besoin de réparations ?
Soixante ans d'indépendance peuvent sembler longues dans la vie d'un individu, mais dans celle des nations, ce n'est qu'un début. La reconnaissance des vérités historiques viendra inévitablement, car la vérité triomphe toujours.
En ce qui concerne les réparations, je pense que l'Algérie n'en a pas besoin, et cela reflète la fierté des Algériens. Cependant, concernant les essais nucléaires, au minimum, la technologie française pourrait être mobilisée pour nettoyer les zones contaminées. Reconnaître les crimes odieux est un devoir, tout comme cesser de parler des "aspects positifs de la période coloniale", car cela offense et blesse les sentiments des Algériens.
Les responsables français menacent d'annuler l'accord de 1968. Estimez-vous que cela menace les intérêts des Algériens en France ?
Je ne pense pas que l'annulation de cet accord affecterait de manière significative les intérêts des Algériens. Si l'accord de 1968 est annulé, théoriquement, nous reviendrions aux accords d'Évian qui garantissent la liberté de circulation entre les deux pays. En réalité, les modifications successives de l'accord de 1968 ont fait perdre à cet accord la plupart des privilèges qui bénéficiaient aux Algériens. Par conséquent, l'annulation de cet accord ne causera pas de grands dommages, car les privilèges restants sont minimes.
Les déclarations du président Macron, où il a utilisé le mot "honneur" dans un contexte offensant pour l'Algérie, ont suscité la colère des Algériens. Comment avez-vous réagi à cette déclaration ?
Le peuple algérien est très sensible à tout ce qui blesse ses sentiments nationaux. Sur le plan diplomatique et gouvernemental, il convient d'éviter les expressions qui blessent l'autre partie. L'utilisation de l'expression "cela ne l'honore pas" a eu un impact négatif sur les Algériens. Il aurait été préférable d'éviter cette escalade verbale qui ne fait qu'attiser davantage la crise.
Concernant l'écrivain Boualem Sansal et ses déclarations mettant en doute la légitimité des frontières algériennes et répétant des allégations sans fondement, comment avez-vous suivi cette affaire ?
Bien que nous défendions la liberté d'expression et de croyance, cela ne signifie pas qu'il faille dépasser les lois qui protègent la souveraineté des États. Il y a des déclarations qui peuvent être condamnées sans nécessairement conduire à l'emprisonnement. Malheureusement, ceux qui soutiennent cette personne aujourd'hui n'ont pas élevé la voix sur des questions similaires. Si nous avions des déclarations similaires à l'encontre d'une autre religion ou des résistants français pendant la période nazie, nous aurions vu une réaction indignée de l'opinion publique française.
Boualem Sansal est passé de l'opposition à l'islam politique à une attaque contre l'islam, devenant un allié de l'extrême droite française. Comment avez-vous traité ses déclarations en tant que responsable d'une institution intellectuelle islamique ?
Je lui ai déjà dit lors d’un entretien sur une radio française que son analyse de l’islam manque de connaissances historiques et théologiques. Aujourd’hui, son hostilité est claire, mais il n’est ni le premier ni le dernier. Nous évitons de répondre à ce genre de déclarations, car cela nous entraînerait dans des conflits interminables.
Ne pensez-vous pas qu’il est nécessaire de répondre, surtout en raison de son influence sur un large courant en France ?
Nous préférons répondre directement si l’occasion se présente. Parler d’une personne comme Sansal pourrait le transformer en victime, ce qui serait exploité par l’extrême droite.
Comment des figures comme Boualem Sansal et Kamel Daoud ont-elles réussi à dominer la scène médiatique en France ?
Réussir dans la scène médiatique et culturelle française nécessite de flatter les faiseurs d'opinion, dominés par l'extrême droite. Certains intellectuels algériens s’alignent sur ce courant pour obtenir une promotion médiatique. Contrairement à ce qu’ils avancent, nous pensons que traiter les questions algériennes ne nécessite pas de dénigrement, mais devrait se faire dans un cadre purement démocratique algérien.
Certaines revues françaises présentent Kamel Daoud comme un intellectuel qui bouleverse le monde. Qu’en pensez-vous ?
Les médias français adorent ceux qui critiquent l’Algérie et l’islam. Ces personnes, parmi d'autres, sont devenues des porte-paroles répétant ce qui sert leurs agendas.
Avez-vous suffisamment d’opportunités pour répondre à ce genre de discours dans les chaînes françaises ?
Les opportunités sont très rares. Certaines chaînes françaises promeuvent une pensée unique attaquant l’islam et les musulmans, utilisant souvent l’Algérie comme façade pour imputer les problèmes de la France.
Avez-vous eu l’occasion de discuter avec des responsables français de leur vision de l’Algérie et des questions musulmanes ?
Nous sommes en contact permanent avec des diplomates et des responsables pour tenter d'apaiser les tensions. Cependant, la situation politique actuelle en France n’est pas favorable, notamment après la dissolution du Parlement et les chutes successives de gouvernements. Les gouvernements français sont désormais sous l’emprise de l’extrême droite, qui impose ses agendas, y compris la confrontation avec l’Algérie pour satisfaire ce courant.
Les déclarations du ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, sur l’Algérie, les musulmans et le voile sont préoccupantes. Cet homme vous inquiète-t-il ?
Je le connaissais et connaissais ses opinions avant qu’il n’occupe ce poste. Ses positions sont bien connues, mais elles ne m’effraient pas. Cependant, je le considère comme une personnalité isolée dans le gouvernement actuel dirigé par François Bayrou, une figure plus équilibrée, ce qui limite l’influence de Retailleau.
Que pensez-vous de l’ancien ambassadeur Xavier Driencourt, qui est devenu une référence pour l’extrême droite dans ses discours sur l’Algérie ?
Cet homme, après sa retraite, s'est débarrassé de son devoir de réserve et a donné libre cours à sa haine envers l'Algérie, peut-être en raison de frustrations dans ses relations avec certains responsables algériens. Ses opinions montrent clairement son penchant pour l'extrême droite, mais il est une personnalité de faible influence, et je pense qu’il n’atteindra pas ses objectifs.
Avez-vous une relation personnelle avec lui ?
Je l’ai rencontré à sa demande lorsqu'il était ambassadeur en Algérie, profitant d’une conférence sur la démocratie en Algérie pour me rencontrer. Il m’a également rendu visite à la Fondation de l’Islam en France. Nos relations se limitaient à ce cadre. Toute autre prétention concernant un lien personnel est une pure invention.
La question du Sahara occidental est l’une des causes de la crise. Pensez-vous que la France a dérogé à la légitimité internationale en soutenant l’option de l’autonomie ?
En tant que membre permanent du Conseil de sécurité, la France aurait dû rester équilibrée et neutre. Soutenir l’option de l’autonomie peut servir ses propres intérêts, mais c’est une position qui ne reflète pas la légitimité internationale.
Les récentes attaques contre les Algériens vivant en France ont-elles un impact ?
L'impact peut être ressenti par les Algériens les plus sensibles. Cependant, la majorité fait preuve de dignité et de sang-froid, respectant les lois françaises tout en revendiquant pleinement leurs droits.
Avez-vous des projets de coopération avec la Grande Mosquée d’Alger ?
Nous sommes toujours prêts à coopérer avec les institutions religieuses, intellectuelles et culturelles œuvrant pour la civilisation islamique. Nous tendons la main à tous, surtout que notre activité est centrée sur l’aspect culturel et intellectuel. Pour ma part, je respecte profondément le doyen, le cheikh Mohamed Mamoun El Kacimi, qui était l’ami de mon père, le cheikh Abbas. Je suis l’héritier de cette relation précieuse.
Pensez-vous que L’arrivée de l’extrême droite aux postes clés en France affectera votre travail, notamment avec les difficultés financières que traverse votre institution ?
Oui, nous subissons une crise financière qui a réduit nos activités. Comme l’a dit Alphonse de Lamartine : "Si le but est noble et élevé, et que les moyens sont limités, réaliser des résultats significatifs est une preuve de génie." Nous ne prétendons pas au génie, mais nous faisons ce que nous pouvons.
Si les musulmans décident de nous soutenir, nous l’accepterons volontiers. Si ce n’est pas le cas, nous continuerons à accomplir notre devoir avec les moyens du bord. Quant à l’extrême droite au pouvoir, elle peut entraver notre travail, mais nous sommes déterminés à lutter et à trouver des voies alternatives pour surmonter ces défis.