Après plus de dix jours de l’effondrement du régime de la famille al-Assad en Syrie et la formation d’une direction de transition issue de l’opposition armée, les Syriens résidant en Algérie suivent quotidiennement les évolutions de la situation. Leurs discussions dans les cafés, les boutiques et les restaurants tournent principalement autour de prédictions, d’analyses et de réflexions sur les événements en cours et à venir.
Lors d’un reportage réalisé en fin de semaine par « El Khabar », leurs impressions, convictions politiques et projets dans ce nouveau contexte ont été recueillis.
Partagés entre la joie de voir tomber le régime al-Assad, l'incertitude d’un éventuel retour, la méfiance envers tout le monde, et la crainte de l’avenir ou d’une contre-révolution, les Syriens interrogés ont exprimé une certitude : la décision de retourner en Syrie demeure reportée, voire quasi impossible pour l'instant.
L’un de ces Syriens, vendeur dans une boutique nommée Halawiyat Ahl Al-Sham, située au cœur de la commune de Baba Hassen à Alger, où se concentre une grande partie de la communauté syrienne, était occupé à arranger des pâtisseries traditionnelles levantines tout en écoutant les nouvelles diffusées par la télévision syrienne sur la situation à Damas.
Interrompant son calme apparent, ce jeune homme, installé en Algérie depuis environ 15 ans, a confié que les circonstances actuelles ne l’encouragent pas encore à envisager un retour. Il a expliqué que les informations rapportant l’insécurité persistante dans certaines régions, combinées à l’incertitude qui plane sur la scène politique et administrative, ne permettent pas de retrouver une véritable sérénité.
L'ambiance dans la boutique était typiquement levantine : une musique populaire syrienne résonnait depuis la cuisine, tandis que des pâtisseries traditionnelles et modernes garnies de fruits secs ornaient les vitrines, éveillant l'appétit et rappelant l'image des célèbres souks d'Alep. Le gérant n’a pas hésité à nous offrir un échantillon dans une boîte soigneusement confectionnée, ouvrant ainsi la voie à une discussion approfondie.
En poursuivant la conversation, Mohamed, le gérant, s’est montré ouvert et disposé à partager les détails de sa vie.
« Je suis venu en Algérie en 2009 pour échapper à un mariage forcé imposé par ma famille. Lorsque la révolution et la guerre ont éclaté, je me suis installé d’abord dans le sud, puis définitivement à Alger. Je ne pense pas retourner dans mon pays, quelles que soient les circonstances, car j’ai fondé ici une vie, une famille avec des enfants, et j’ai consolidé ma situation», a-t-il expliqué.
Il a ajouté que son éventuel retour en Syrie ne serait envisagé que dans le cadre d’une simple visite familiale.
La discussion sur la famille nous a menés au sujet des voyages entre l’Algérie et la Syrie et des défis qu’ils impliquent. Mohamed a expliqué que voyager est particulièrement difficile pour ceux qui ne possèdent pas de carte de résidence. Ceux qui en disposent peuvent se déplacer librement, mais sans ce document, il est impossible de revenir en Algérie après un départ, surtout avec les complications qui entourent désormais les démarches de visa.
Le téléviseur était réglé sur une chaîne syrienne, montrant le nouveau "homme fort", Ahmed Al-Charaa, surnommé Al-Joulani, accueillant les délégations étrangères qui se succèdent à Damas. Cette scène a naturellement orienté la discussion vers la politique.
C’est alors que le visage de Mohamed s’est assombri, marqué par des signes de perplexité et de réflexion profonde. Il a commenté : « L’incertitude continue de planer sur la scène politique, et le doute domine nos esprits. Dans ces conditions, il est impossible pour quiconque souhaite retourner de prendre une décision rapidement. Il faudra attendre que les choses deviennent plus claires, que l’on distingue enfin le blanc du noir».
Ce que Mohamed ne pouvait tolérer, c'était l'intensité des tentatives d'ingérence étrangère dans les affaires syriennes, notamment de la part des puissances régionales cherchant à "influencer et occuper un espace pour leurs propres intérêts". Il a exprimé son mécontentement avec force : "Il faut être vigilant et prudent face à ces interventions, car chaque puissance soutient une partie au détriment d’une autre… La Syrie appartient aux Syriens, et uniquement à eux."
En sondant leurs opinions sur la possibilité que la nouvelle situation en Syrie incite au retour et à la réinstallation dans le pays, une idée dominante a émergé, rappelant le titre du livre de Mahmoud Darwich, "La perplexité du revenant".
Selon Mohamed, une majorité des Syriens étaient convaincus que la décision de retourner restait reportée, voire impossible pour beaucoup. Ceux qui avaient tenté l’expérience avaient été bouleversés par l’ampleur des transformations et les scènes désolantes qu’ils avaient découvertes dans leur pays.
À ce moment, un homme syrien d’un certain âge, un proche du vendeur, est intervenu en interrompant la conversation : "Je vous assure qu’actuellement, personne ne pense à retourner là-bas."
Il a poursuivi : "Moi, par exemple, tous mes enfants étudient à l’université ici, et j’ai des engagements familiaux et sociaux. Comment pourrais-je envisager un retour ?", s’est-il interrogé d’un ton perplexe.
Renforçant son propos, cet homme, visiblement satisfait de l’effondrement du régime, a ajouté que tous ses proches en Algérie s’étaient habitués à leur vie ici. Ils avaient tissé des liens familiaux, sociaux et commerciaux solides. "Je ne pense pas qu’ils prendraient le risque de revenir dans un pays qui est encore en train de recoller les morceaux après 14 années de guerre."
Selon lui, réfléchir à un retour en Syrie pourrait commencer dans environ 10 ans, mais seulement si plusieurs conditions étaient réunies : la réussite d’un transfert de pouvoir de manière fluide et garantie, l’absence de résistance, qu’elle soit visible ou dissimulée, l’émergence d’une vision politique claire, la reconstruction d’un système de gouvernance et la stabilisation complète de la scène politique.
En abordant la question politique, que les Syriens avaient souvent tendance à éviter complètement, nos interlocuteurs semblaient cette fois-ci plus libres d’en parler. Ils ont affirmé que la période actuelle exigeait une grande intelligence politique, tant individuelle que collective, et nécessitait de passer de "l’euphorie de la révolution aux impératifs de la construction de l’État".
Non loin de la boutique de pâtisseries, se trouvait en face un restaurant bien connu sous la marque "Al-Zaïm", spécialisé dans les plats syriens variés, comme les "mezzés" et les "shawarmas", qu’elles soient de viande blanche ou rouge. Là-bas, nous avons croisé des Syriens debout, discutant de l’état de leur pays blessé.
En nous approchant d’eux et après nous être présentés, ils ont d’abord affiché des visages tendus et répondu avec prudence. Mais dès que nous avons posé la première question, leurs expressions se sont détendues. Ils ont alors partagé leurs opinions sur la situation en Syrie de manière normale, dépassant en partie la réserve et la sensibilité qui caractérisaient généralement les Syriens lorsqu’il s’agissait de politique.
Il est apparu, au cours des échanges, que les trois interlocuteurs étaient des commerçants, arrivés en Algérie après la dégradation de la situation sécuritaire à Alep et l’escalade de la violence. Ils ne comptaient pas retourner en Syrie, malgré le changement radical qui a eu lieu et l’objectif atteint par la révolution. Leur principale raison était l’incertitude quant à la politique des acteurs du nouveau paysage politique, dont les actions restaient floues. Selon eux, leur capacité à surmonter la phase de transition semblait incertaine et difficile à évaluer.
Ainsi, le jeune homme travaillant dans le domaine du textile a ajouté : "Penser à revenir est encore un projet lointain, surtout que j’ai lancé une activité commerciale en Algérie. Ce n’est pas facile ni envisageable de l’arrêter ou de la suspendre, étant donné mes engagements et mes liens avec ce projet".
Dans ce contexte, la question des documents commerciaux et des aspects juridiques des activités exercées par les Syriens en Algérie a été soulevée. L'un de nos interlocuteurs a précisé que toutes les activités étaient légales et régies par les réglementations en vigueur, et qu'il n'y avait donc pas de problème à ce niveau.
Étant donné que la commune de Baba Hassan est devenue un quartier bien connu pour la présence des Syriens, notre prochaine étape a été le café "Abdou", comme il est surnommé aussi bien localement que commercialement, situé sur la route principale de la ville. Là, chaque soir, des citoyens syriens se retrouvent, unis par des souvenirs partagés de leur pays dévasté par des années de violence.
Cependant, ces jours-ci, ils vivent une réalité exceptionnelle et unique, au point que la plupart d’entre eux ont du mal à croire ce qui se passe devant eux, comme l’a exprimé l’un d’eux, en train de fumer une chicha tout en suivant les dernières évolutions sur son smartphone.
Le café est bondé de Syriens chaque soir et nuit, qui viennent pour jouer aux cartes, au billard ou regarder des matchs de football. Ils trouvent dans cet endroit décoré de façon orientale l’ambiance familière de leur pays natal, marquée par des chansons de George Wassouf, Kadhem Saher, Oum Kalthoum, et même des chansons orientales modernes.
Au milieu de tout cela, les discussions tournent principalement autour des événements à Damas et des détails du nouveau paysage politique. Cependant, il n’y a ni discussion ni indication de volonté ou de décision de retourner en Syrie. Un jeune homme à qui nous avons posé la question a confirmé : "Personne dans mon entourage n’a encore pris de décision, tout le monde attend de voir ce que l’avenir proche nous réserve."
Ces échanges et ces informations entre les Syriens ont clairement démontré que, malgré les réalisations de l’opposition armée en renversant le régime, en établissant un gouvernement d’urgence et en remettant le pouvoir au nouveau Premier ministre, cela n’a pas encore suscité l’envie chez les Syriens de la diaspora de retourner dans leur pays. Ils incarnent parfaitement le proverbe : "Là où il y a ta subsistance et ton confort, c’est là que se trouve ta patrie."