"Il ne peut y avoir de mémoire commune entre un bourreau et une victime"

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Le chercheur en histoire et écrivain Mohamed Arezki Ferrad a offert dans notre interview une analyse de la crise complexe entre la France et l'Algérie, ainsi que des sujets de discorde entre les deux pays concernant "la mémoire" et l'immigration.

En tant qu'historien, pensez-vous que l'argument suivant est valable : l'Algérie et la France ont besoin d'une réconciliation sur "la mémoire" comme condition pour normaliser leurs relations ?

 

Les relations internationales devraient reposer sur la paix, l'harmonie, la coopération et le bon voisinage. La diplomatie a été établie depuis longtemps pour atteindre ces objectifs humains et éloigner l'ombre des guerres de l'humanité, en théorie.

La réalité est, cependant, différente, car elle peut être influencée par des facteurs qui ne sont pas nécessairement liés aux valeurs humaines défendues par les religions, la philosophie, la culture, et les organismes internationaux créés pour promouvoir la paix.

Bien que la guerre entre l'Algérie et la France ait pris fin il y a six décennies, les deux pays peinent encore à surmonter ses conséquences, compte tenu des pertes humaines et matérielles énormes que notre pays a subies, confronté à l'un des pires types de colonialisme, le colonialisme de peuplement, et de l'entêtement de l'État français qui refuse de reconnaître son crime, qualifié de "crime de génocide" en Algérie.

Ainsi, je considère qu'il n'existe pas de "mémoire partagée" entre les deux pays, mais plutôt un bourreau et une victime, on ne peut pas les mettre sur un même plan ! Il est donc de la responsabilité de l'Algérie, avant de parler de bâtir des relations de bon voisinage avec la France, d'adopter une loi criminalisant le colonialisme, comme une réponse, au moins, à l'adoption par le parlement français d'une loi glorifiant le colonialisme en 2005, qui témoigne de l'absence d'une volonté politique française de construire des relations de bon voisinage avec l'Algérie.

Je tiens à rappeler que j'ai proposé une loi criminalisant le colonialisme français en Algérie à l’APN en 2001, mais malheureusement, elle n'a pas été présentée lors d'une session publique pour être débattue par les députés.

 

Supposons que les politiciens des deux pays considèrent qu'une "réconciliation des mémoires" est possible, au bénéfice de la coopération bilatérale. Pensez-vous que la "Commission d'histoire" peut traiter les questions controversées liées aux archives et à certaines propriétés revenant à l'Algérie, ainsi qu'aux objets de l'émir Abdelkader présents en France, et parvenir à un consensus entre les deux parties ?

 

En parcourant l'histoire des guerres, nous ne trouverons pas ce qu'on appelle une mémoire partagée, mais plutôt un agresseur et un agressé, c'est-à-dire un bourreau et une victime.

Il incombe à l'agresseur d'assumer la responsabilité de son crime, comme l'ont fait l'Allemagne et la France avec les Juifs après la Seconde Guerre mondiale. Il semble que la complaisance envers le bourreau d'hier ait encouragé l'État français à persister dans son ignorance de sa grande responsabilité dans le crime de guerre en Algérie.

 

Il est regrettable que certains intellectuels français soient plus déterminés que nous à exposer le colonialisme français et à pousser ce dernier à reconnaître ses crimes. Je mentionne, par exemple, l'historien français Jean-Luc Einaudi, qui a consacré beaucoup de temps à son livre "La bataille de Paris", pour affirmer la responsabilité de la France dans le crime du 17 octobre 1961, lorsque des immigrants algériens, participant à une manifestation pacifique, ont été réprimés et tués de manière atroce, y compris des enfants, comme la petite Bédar Fatima, que la police française a jetée dans la Seine et dont le corps n'a été retrouvé qu'une semaine plus tard. Cet historien a dédié son livre, lors de sa publication en 1991, à la mémoire de cette petite martyre.

 

Il ne fait aucun doute que la France ne restituera pas les objets de l'émir Abdelkader ni ceux des chefs des autres révoltes, à moins que la position algérienne ne devienne plus ferme et déterminée. La relations entre l'Algérie et Paris ressemble à une rupture, l'une des raisons étant les provocations de l'extrême droite française sur la question de l'immigration…

 

Les différends actuels ne sont-ils qu'un orage d'été, ou sont-ils susceptibles de perdurer ?

 

L'extrême droite française n'est pas le seul acteur sur la scène politique française à avoir fait de la question de l'immigration un "épouvantail" pour faire provoquer l'Algérie, mais de nombreux courants politiques français participent à ce chantage.

Je suis étonné de la façon dont la France a osé ignorer l'accord de 1968 qui offre aux immigrés algériens une situation privilégiée par rapport aux autres immigrés, s'il n'y avait pas eu de la négligence dans la défense de cet accord historique, qui tenait compte de 132 années de colonialisme ! La détérioration des relations entre nous et la France est bien plus qu'un "orage d'été", car l'État français continue de nous regarder avec mépris et arrogance, agissant encore avec la logique du code de l’indigénat (1881-1946) qui a réduit les Algériens au statut d'esclaves.

Il est donc nécessaire de changer les rapports de force avec la France comme condition préalable pour qu'elle se plie à la volonté des Algériens, comme l'Allemagne et la France se sont pliées aux Juifs après la Seconde Guerre mondiale.